Quelques réflexions sur les processus d'écriture en cours de répétitions et la présence de l'auteur au sein du collectif.
Ici en répétitions de Antigone, adaptation d'Antoinette Rychner d'après le roman d'Henry Bauchau, pour la Cie L'Outil de la ressemblance, (Mise en scène Robert Sandoz), 2011. L'autrice sur le plateau, en discussion avec le comédien Yves Jenny.
Extraits d'un entretien avec Béranger Crain, août 2011, autour de la production Une histoire ou Christian Crain, (maquette-spectacle, Cie Jeanne Föhn, Mise en scène Ludovic Chazaud, Théâtre du Loup, Genève, mai 2011).
Homme de théâtre, Béranger Crain a suivi un cursus universitaires en Arts du spectacle et en Littérature Française à l’Université Paris 8, pendant lesquelles il rédige un mémoire sous la direction d’Olivia Rosenthal : « L’écriture collective dans le spectacle vivant ».
Le présent entretien a été mené dans le cadre de ses études.
B.C. – Est-ce que tu avais déjà écrit des choses avant les répétitions ?
A.R. – Non rien.
B.C. – Quel a été le rôle de chacun ? La fonction de chacun des participants? Par exemple, toi, est-ce que tu as juste écrit ? Ludovic t’avait-il parlé d’une place que tu aurais ou cela c’est-il fait naturellement ?
A.R. – Je pense qu’il faut concevoir ainsi le principe de construction du spectacle : d'une part une force de proposition, d'autre part une force de sélection & montage.
Au poste « sélection & montage », on trouve bien évidemment le metteur en scène, assisté et nourri par la dramaturge.
Au poste « proposition », on va trouver les comédiens qui improvisent, surtout en début de travail, autour d’une thématique donnée. De leurs propositions vont naître les scènes futures. Le metteur en scène regarde, apprécie, critique, demande que tel ou tel aspect soit développé ou au contraire abandonné. Il « sculpte » ces matières humaines et de jeu.
Ce procédé est très courant aujourd’hui dans le travail des compagnies de théâtre contemporain.
Ce qui l’est moins, c’est que l’auteur appartienne au même groupe que les comédiens, qu’il fasse partie du poste « proposition ». Très clairement, je sais que ma place dans ce type de travail n’est pas au poste « sélection & montage ». J’improvise, tout comme les comédiens, sauf que mon média n’est pas le corps et la voix, mais les mots écrits. Je propose des matières d’essai au metteur en scène, ces matières n’ont pas plus de valeur, n’ont pas un autre statut que les improvisations des comédiens. A lui et à la dramaturge de dire ; « garde cela, essaie d’en faire quelque chose qui va aller plus dans telle direction » ou au contraire : « non, on ne retient pas ce texte, il n’a pas sa place dans notre objet final ».
Si en tant qu’auteure, je renonce à faire partie du groupe « montage », c’est que je renonce à une fonction traditionnellement dévolue à l’auteur, qui est celle de créer, définir l’architecture du spectacle. Ses séquences, son déroulement dans le temps.
Je n’ai pas de difficulté à lâcher cette fonction, car si j’ai confiance dans la personne qui est responsable du montage, je peux m’abandonner avec une liberté très appréciable. C’est une pratique très favorable au surgissement créateur ; d’une part, je n’ai pas ce garde-fou qui peut-être, quand j’écris seule, est déjà en train de prévoir la phase du montage et ses difficultés et peut orienter l’écriture au moment même de sa naissance, d’autre part, la présence physique sur le plateau, la rencontre humaine, la proximité avec les autres créateurs est d’une richesse infinie et cela crée une émulation prodigieuse.
Par contre, il y a un danger de déresponsabilisation au niveau du sens.
Sachant que quelqu’un va prendre en charge le sens global du spectacle, je ne m’inquiète plus et je perds peut-être ma faculté à architecturer, j’ai plus de mal lorsque je retourne à un travail solitaire à assumer seule la prise de position qu’implique un montage, la structure d’une œuvre.
Par ailleurs, si j’ai dit plus haut que je n’avais pas de difficultés à renoncer à ma fonction d’architecte, je dois dire que l’exercice peut aussi s’avérer douloureux. Suivant comment est utilisé un fragment de texte, (à quel autre fragment il est juxtaposé par exemple), il peut prendre un tout autre sens. J’ai l’impression que la nouvelle génération des metteurs en scènes est rompue à l’exercice du montage d’objets hétéroclites et que tous n’ont pas la conscience de ce que ça représente pour un auteur de voir sa chair charcutée sans vergogne. Cela peut être très brutal de voir son texte modifié, trituré, mélangé avec des corps totalement étrangers.
Si j’ai en tant qu’auteur le sentiment que les matériaux que j’ai offerts sont sans cesse amputés, dénaturés, trahis, je vais me séparer affectivement de ce qui est en train de s’opérer. Je ne pourrai plus me reconnaître, m’identifier, et je n’aurai plus envie de produire de nouveaux textes.
Mais il peut aussi y avoir de très belles surprises, lorsqu’un fragment modifié, placé à côté ou superposé à un élément (textuel ou visuel, sonore…) très différent me procure une grande joie car il libère un sens insoupçonné de moi au moment de l’écriture, un sens qui me convient mais qui m’étonne.
Tout revient finalement à une question d’équilibre entre ce que je donne et ce que je reçois.
Mais cet équilibre est subtil, très difficile à trouver.
B.C. – Quelles ont été les différentes étapes de travail ? (improvisation, écriture…) ? A quel moment tu écrivais, pendant les répétitions, après, avant ?
A.R. – Je suis incapable d’écrire en direct.
J’ai besoin d’être seule, de ne sentir sur moi aucun regard, aucune attente immédiate, c’est comme si je faisais quelque chose de défendu et que je devais me protéger des regards.
Je ne suis pas quelqu’un « d’à l’aise » au niveau de la sociabilité, du groupe. Ni de la parole.
Le texte est un écran qui me protège des autres – l’écriture est le pont qui me permet de rejoindre les autres.
J’écris chez moi, le plus souvent tôt le matin, après quoi j’envoie mes propositions au metteur en scène, qui me fait un retour au moment où je débarque physiquement sur le lieu des répétitions.
Je vois alors comment ma proposition est intégrée ou pas, comment elle modifie le cours des choses, je peux la trouver adéquate, inadéquate, je peux l’entendre, modifier des choses aussitôt.
Il faut bien comprendre que, là où une production traditionnelle (écriture préalable d’une pièce, attente qu’un metteur en scène veuille bien s’y intéresser, mise sur pied de la production par une compagnie, recherche des fonds et des lieux partenaires) intercale deux, trois ou parfois même quatre ou cinq ans avant que les mots de la page soient dits sur le plateau, un processus comme celui-ci (qu’on pourrait nommer « workshop » ou « écriture de plateau ») offre un bonheur organique : mots aussitôt écrits, aussitôt éprouvés.
J’aime le moment où je peux travailler « sur la bête », en rapport direct avec le comédien.
Si le premier jet est pour moi affaire de solitude, la réécriture ne l’est pas du tout. C’est très beau de pouvoir entendre ce qui ne passe pas à l’oral, de faire du sur mesure en demandant au comédien d’essayer un autre phrasé, une nouvelle version de tel ou tel passage.
Bien sûr, cela demande une ouverture de la part des comédiens, ainsi qu’une grande flexibilité de mémorisation car je peux leur apporter des modifications jusqu’à très tard avant la première.
B.C. – Est-ce que tu penses que vous aviez une idée empirique de méthode pour travailler collectivement ou est-ce venu au fil de la création du spectacle ? Pourquoi cette méthode ? Comment-en êtes vous arrivé-là, dans votre travail, dans vos recherches ?
A.R. – Je ne peux pas répondre à la question « pourquoi cette méthode ». C’est sur l’invitation de Ludovic que j’en suis venue à participer à ce projet. Je ne peux que me réjouir qu’il ait eu envie de m’accueillir au sein de son collectif.
Nous avions une idée empirique de la méthode, car lors de notre deuxième rencontre en amont du projet, nous en avons vaguement parlé. J’ai raconté quelles étaient mes expériences antécédentes dans ce genre de collaboration, je voyais que Ludovic cherchait un protocole de travail mais qu’il ne savait pas exactement comment il voulait organiser les choses.
Finalement, c’est en pratique que cela s’est mis en place.
Il y a eu quelque fois des zones de frictions car la territorialisation n’est pas évidente, elle doit se redéfinir sans arrêt.
Il est beau et intéressant que les matières du spectacle soient organiques et modifiables, souples en tout temps, mais peut-être faut-il, pour avancer, fixer les choses à certains moments et alors il n’est plus bon que l’auteure veuille changer et changer encore des choses, c’est à la mise en scène de faire avec ce qui existe, d’exploiter au maximum le texte ne l’état. Je ne crois pas qu’il soit bon que l’auteur soit là tout le temps.
Malgré quelques moments où la question du pouvoir, sensible entre auteur et metteur en scène, s’est posée en pratique, je trouve que le climat de travail était excellent.
B.C. – Nous pouvons le voir dans le spectacle, le texte n’est pas linéaire, dans la mesure où il apparait de manière fragmentaire pour former un tout, une histoire. Est-ce que d’une certaine manière, il reflète le texte de théâtre contemporain qui est incomplet, pas réductible ? Quelle pourrait être la seconde vie de ce texte original ? Une publication ?
A.R. – La publication, qui est la seconde vie du texte théâtral canonique, devient effectivement une question épineuse pour ce type de travail.
En préface à la publication des textes de Rwanda 94, (Editions Théâtrales), le Groupov précise qu’il s’agit de la partition textuelle, et que le texte n’était qu’un des éléments parmi les autres dans le spectacle, qu’il n’avait pas de valeur hiérarchique différente de la musique, par exemple.
Rodrigo Garcia le dit aussi dans son avant-propos à Et balancez mes cendres sur Mickey[1] :
Une fois de plus, les textes publiés sont réunis tels des restes de mes créations théâtrales, difficiles à séparer de ces dernières. On les imprime dans l’intention de laisser un « souvenir » (pour ceux qui auront vu mon travail sur scène réalisé à partir du texte en question) ou un amas de résidus (pour ceux qui aiment à entasser des ordures chez eux).
La littérature n’est qu’une partie, rien qu’une partie de mes pièces destinées au théâtre et les mots, dissociés de ce qui se passe sur scène, se retrouvent redoutablement démunis.
Moi non plus, je ne sais pas bien quoi de faire de cet assemblage de fragments qui est incomplet, qui signifie moins, ou différemment lorsqu’il est séparé des autres signes (voix, corps, image, etc.).
J’ai toujours le problème lorsque je dois déclarer le texte à la SSA (Société Suisse des Auteurs) ; premièrement, leur formulaire comprend, sous « genre d’œuvre », les catégories suivantes : Pièce de théâtre / chorégraphie / comédie musicale / Sketch / Revue / Opéra / Musique de scène originale / Autre.
Je coche « autre », et j’écris ; « montage de textes pour un spectacle théâtral », en attendant que la nouvelle catégorie qui existe dans la réalité de la scène contemporaine, soit nommée.
Deuxièmement, je suis empruntée pour déclarer les ayants droits.
Je trouve que mon écriture est si profondément intriquée dans le travail des comédiens qu’il m’est difficile de me revendiquer comme seule auteure. Je partage donc les droits selon des clés de répartition variables.
Le fait est que le texte, par sa nature, est cette chose qui reste, qui demeure lorsque l’éclairage a été démonté, le décor porté à la déchetterie, cette chose qui demeurera encore lorsque les acteurs de chair seront morts et enterrés.
Mais pour répondre à la question : est-ce que la forme non linéaire issue de cette expérience reflète le texte de théâtre contemporain, je dirais non !
Je ne crois pas qu’on puisse réduire l’écriture théâtrale d’aujourd’hui à la forme fragmentaire. Il existe de multiples autres recherches.
Dans un descriptif d’atelier professionnel de la HETSR, Manufacture [2], Andrea Novicov nous en signale quelques exemples :
Les dernières décennies ont vu la consolidation d’écritures dramatiques de plus en plus éloignées des canons classiques. Langages en absence de ponctuation ou signification, progression dramatique nulle, fables fragmentées ou multipliées, écritures travaillées à partir des maladies du langage.
Chacun reflète le rapport de l’auteur au monde, mais l’interprète n’a pu rester indifférent à ces mutations.
A travers L’Arche, Les solitaires intempestifs, Actes-Sud, Lansman ; la diversité des publications actuelles est énorme et je ne crois pas qu’on puisse parler du « texte de théâtre contemporain » au singulier.
B.C. – Si on poursuit avec la question précédente, est-ce que le texte contemporain et l’ « écriture collective » au théâtre nécessite davantage la présence d’un dramaturge ? Le rôle du dramaturge permet-t-il aussi de faire le lien entre l’écriture scénique et l’écriture textuelle ?
A.R. – Oui, je pense que la présence d’un dramaturge est importante dans ce genre de cas car le dramaturge va être l’interlocuteur privilégié du texte produit. Le premier qui va le recevoir, l’accueillir, réfléchir à sa place vis à vis de l’écriture scénique.
Comme je l’ai dit plus haut, il y a pour l’auteur la possibilité de faire un saut dans l’inconnu de l’inconscient beaucoup plus vertigineux car il ne doit plus être son propre garde-fou, il peut s’en remettre à quelqu’un qui sera responsable du sens, qui aura le recul nécessaire.
B.C. – Je te donne trois exemples d’écriture collective, ou qui s’apparente, d’une certaine manière, à l’écriture collective et aussi dans le rapport auteur/metteur en scène.
Jouvet/Giraudoux : Jouvet avait monté une pièce de Jean Giraudoux. L’auteur venait assister aux répétitions et Jouvet lui demandait de modifier parfois son texte.
Joël Pommerat : Auteur/ metteur en scène écrit une première version de son texte. Les comédiens apprennent le texte. Pommerat écrit une deuxième version, peut-être une troisième version et demande à ses comédiens de faire des allés-venus dans les différentes versions qu’il propose.
Ariane Mnouchkine : Depuis quelques spectacles maintenant, sur les affiches de spectacles du Théâtre du soleil n’apparait pas un spectacle « mis en scène par Ariane Mnouchkine » mais une « conception », « création » de l’ensemble des acteurs du projet.
-Est-ce que votre démarche peut-être qualifier « d’écriture collective » ? Où vous situez-vous ?
A.R. – Je me reconnais dans tes trois exemples, sans me reconnaître totalement dans aucun d’entre eux.
Je crois que le système aurait besoin d’être éprouvé par de nouvelles créations pour devenir vraiment notre système.
Mais ce que je peux dire après cette première étape de travail, c’est qu’il y a eu plusieurs degrés de partage différents au sein de la création. Par exemple ; le texte que dit Eve Gabrielle au sujet de Christian Crain quant à son impossibilité d’entrer en action, en prise sur le monde, est un texte purement écrit par l’auteur, de façon individuelle, puis interprété par la comédienne dirigée par le metteur en scène. Donc un micro-schéma traditionnel à l’intérieur d’un schéma plus complexe.
Si je prends l’exemple du texte qui intercale le dialogue Eve-Gabrielle/Dieu avec le dialogue Disney/Bamby, le faon empaillé, c’est une tout autre démarche. A l’origine, il y a un corps de texte de Dostoïevski que la comédienne Aline Papin m’a signalé, que j’ai mixé ensuite avec une invention de ma part (Bamby), produite à la demande du metteur en scène qui désirait opposer un discours rationnel au discours des croyances. Donc là, déjà, les sources et impulsions sont collectives. Ensuite, le texte a été retravaillé et coupé en situation de plateau, Pierre-Antoine a ajouté quelques paroles chantées et adressées à son faon, bref… l’évolution du texte n’appartient plus du tout à l’auteur !
Il y a aussi des paroles qui m’échappent, comme la retranscription de la chanson de Disney (petite sirène), sur laquelle je n’ai aucun pouvoir. Elle est là, elle existe, avec sa langue propre qui n’est pas du tout la mienne, je dois accepter que mes textes voisinent ce truc-là.
J’en reviens à la notion d’architecture.
Suis-je en tant qu’auteur le maître d’un objet-texte qui sera respecté en tant que tel, ou mes propositions seront-elles soumises à une déconstruction/reconstruction par d’autres ?
Ou pour le dire autrement : la mise en scène est-elle au service d'un texte ou suis-je avec mon écriture au service d'une mise en scène ?
Stéphane Braunschweig disait en 2005 dans OutreScène, revue du théâtre national de Strasbourg[3] ;
Il y a une fracture entre les metteurs en scène qui envisagent le texte comme texte et ceux qui l’envisagent comme matériau ».
Le projet Une histoire ou Christian Crain appartient très nettement à la catégorie des œuvres où le texte est un matériau. Et il faut en tant qu’auteur être prêt à entrer dans cette démarche au moment de se lancer.
Ici sur le plateau de Carna, création collective au Grü/théâtre du Grütli, janvier 2011, avec le metteur en scène Vincent Brayer.
B.C. – Qui a le dernier mot dans les prises de décisions et choix artistiques du projet ? Est-ce de façon concertée ?
A.R. – C’est le metteur en scène, et ça me paraît juste. Je ne crois pas que je vivrais bien un régime où l’autorité finale n’est pas définie.
B.C. – Penses-tu que l’écriture collective peut être une méthode définitive ? Qui peut s’appliquer ?
A.R. – Dans quel sens utilises-tu ici le mot « écriture » ? Si tu parles de l’écriture textuelle, elle n’est pas collective. Elle peut avoir des sources diverses, des modifications apportées par le travail des comédiens, et, je l’ai dit plus haut, parfois je dois faire avec des inserts de textes qui ne m’appartiennent pas.
Mais en principe, sur la partition textuelle finale (tout ce qui est prononcé sur scène), c’est moi qui suis la spécialiste, la responsable, c’est moi qui ai le pouvoir de décision. Chacun son job et c’est cela qui rend la collaboration possible avec le metteur en scène. Il peut décider que tel ou tel texte sera retenu ou non, ou doit être modifié. Les comédiens peuvent faire des propositions. Mais l’ « ouvrier des mots », c’est moi et je revendique un savoir-faire particulier.
Si tu parles de l’écriture scénique, je crois qu’elle n’est pas collective non plus dans le cas de Une Histoire ou Christian Crain, puisque c’est au metteur en scène que revenaient les décisions finales.
B.C. – Est-ce la première fois que tu travailles de cette manière-là ?
A.R. – Non. J’ai déjà testé diverses collaborations avec des compagnies, qui demandaient de la souplesse, mais pas forcément de la présence physique sur les répétitions. Par exemple, pour la Cie Eponyme en 2009, sur un spectacle qui s’intitulait « Voir les anges si furieux », j’écrivais en direct via un programme de chat, avec le comédien et auteur Joël Maillard.
J'ai travaillé aussi avec le metteur en scène Robert Sandoz, un peu selon le schéma Jouvet/Giraudoux que tu mentionnes plus haut : j'ai écrit un texte préalable (adaptation d'Antigone selon le roman d'Henry Bauchau), j'assiste aux répétitions et je modifie parfois des choses.
Sinon, plus proche de la méthode mise en place avec Ludovic, j’ai travaillé à deux reprises avec le metteur en scène Vincent Brayer, qui lance également des projets où des textes sont écrits en prise avec le plateau et la relation aux comédiens. Avec lui, le mixage et la « désappropriation » par laquelle passe l’auteur est parfois extrême.
Sur un spectacle intitulé « Rêve », nous étions deux auteurs, moi et Raphaël Heyer, plus des propositions de textes écrites par les comédiens eux-mêmes, sur lesquels nous intervenions parfois. C’était très intéressant de voir comment les écritures se mêlaient.
B.C. – Est-ce important pour toi d’avoir une démarche collective, comme dans « Une histoire ou Christian Crain » ? En quoi est-ce différent de l’écriture solitaire de l’auteur ?
A.R. – Il est en effet important de distinguer ces deux objets : le texte théâtral, (écrit indépendamment des productions théâtrales) et le résultat d’une écriture de plateau.
Je n’ai pas de parti pris ni de préférence. Je ne trouve pas qu’il soit « mieux » de travailler à partir d’un texte préexistant, produit en solitaire, ou « mieux » de l’écrire en cours de répétitions et/ou en situation collective.
Je crois que la difficulté de composer une œuvre scénique reste la même, qu’elle soit soumise à l’intelligence d’un metteur en scène « sculpteur d’improvisations » ou à l’écrivain et sa page. Après tout, dans la veine des créations par improvisations, on voit de nombreux spectacles regorgeant de trouvailles plastiques, visuelles, sonores et d’interprétation, mais qui présentent de gros déficits de construction dramaturgique.
Même si la situation d’immédiateté et d'urgence permet quelque chose de très intéressant, je regrette parfois que le metteur en scène dispose de peu de temps pour faire son montage, et que les choses se décident à quelques jours de la première, alors qu’un texte écrit à l’avance aura été élaboré avec soin, recul, en suivant son propre rythme.
Un dispositif collectif professionnel est évidemment plus coûteux qu'un travail solitaire.
Il est aussi soumis à des contingences temporelles et matérielles beaucoup plus contraignantes. Il faut une salle, des horaires où tout le monde se réunit, etc.
Je pense que j’ai besoin des deux systèmes.
A force de pratiquer toujours une écriture au sein d’un collectif et en temps réel, je perdrais sans doute ma voix propre, mon rythme.
J’aime m’immerger dans ces dispositifs, mais j’ai besoin d’un travail en contrepoint qui soit solitaire, silencieux, lent.
Pour me retrouver et m’adonner à mes propres obsessions, sans interférences.
Par ailleurs, je crois que le texte théâtral contemporain ( j’entends par là un texte qui répond à ces deux conditions : 1. avoir été écrit par un auteur vivant 2. se destiner à être interprété intégralement et dans le respect de son architecture initiale ) est appelé à durer.
Bien sûr je remarque qu’il y a une tendance forte, de la part de nombreux créateurs actuels, à exclure le texte théâtral contemporain ; j’en veux pour preuve le descriptif qu’Yves-Noël Genod propose dans son descriptif d’atelier professionnel à la Manufacture [4] :
(…) Nous nous appuierons sur tout le répertoire classique, les grands textes qu’un acteur se passionne de fréquenter. Des textes non théâtraux ou des films classiques pourront également être saisis. Imitations de spectacles, travestissement… le tout sera de jouer « vrai ». Toute la poésie pourra être convoquée, mais pas de textes contemporains. Le contemporain est un rideau de fumée. Le contemporain, c’est nous.
Mais cela n’empêche pas des metteurs en scènes de tous bords (et de renom) de monter avec bonheur des textes contemporains préexistants, publiés, comme Patrice Chéreau l’a fait avec « Je suis le vent » de l’auteur Jon Fosse cette année à Avignon.
Je suis convaincue que le texte théâtral, écrit dans des conditions traditionnelles, se porte bien et ne peut pas disparaître car il exprime de façon privilégiée la relation de l’auteur (en tant qu’être individuel et créateur) au monde. Comme le dit Jean-Marie Hordé, directeur de la Bastille, le texte théâtral ne se mesure pas à sa fable :
Que dire alors d’une situation plus traditionnelle où le théâtre interprète un texte ? Sa première réalité n’est pas la fable mais la langue. Car la langue est le réel par lequel le récit va à la découverte du monde. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la langue du premier boulevard venu avec celle de Bernard-Marie Koltès ou de Heiner Müller. La plus belle n’est pas la plus sophistiquée : mais il est une langue qui couvre (de misérables secrets de placard le plus souvent ) et une langue qui découvre (d’irréductibles oppositions humaines). [5]
B.C. – Qui est l’auteur du spectacle ? Est-ce qu’il y a forcément un besoin d’autorité ?
A.R. – Un metteur en scène a besoin d’autorité. Et de diplomatie. Et de connaissances humaines, relationnelles.
Il (ou elle) est sans conteste l’auteur du spectacle.
J’en reviens à la notion avancée plus haut : le poste « propositions » et le poste « sélection & montage ».
Une expérience totalement collective serait à mon sens un système ou tous peuvent prendre part aux décisions de sélection et de montage.
Mais c’est une utopie ; ou disons, cela existe, mais je me représente ces processus comme très éprouvants, presque invivables dans le concret de la fabrication d'un spectacle, car la moindre décision doit faire l’objet d’une discussion démocratique.
D’un point de vue artistique, cela entraîne peut-être aussi le risque de perdre la singularité pointue d’un individu créateur ou créatrice, et de noyer peut-être pas mal de choses.
B.C. – Penses-tu retravailler de cette manière ? Ou penses-tu que cette démarche ne peut se faire que pour un projet particulier ?
A.R. – Je pense retravailler de cette manière.
Chaque projet a son fonctionnement propre, mais comme je l’ai dit, et même si j’ai besoin de garder d’autres chantiers plus solitaires, je me sens bien lorsque j’intègre la fabrique vivante et plurielle du théâtre.
Ici en répétitions de Carna, Grü/théâtre du Grütli, janvier 2011
[1] Aux Editions Les Solitaires intempestifs
[2] Formation continue à la Manufacture, Année académique 2011-2012, 1er semestre
[3] OutreScène, revue du théâtre national de Strasbourg, 2005, article pages 51 à 58, p. 57
[4] Formation continue à la Manufacture, Année académique 2010-2011
[5] Jean-Marie Hordé, Un directeur de théâtre, Les solitaires intempestifs, 2009